J’ai récemment passé plusieurs semaines à interroger des chercheurs, à plonger dans des rapports oubliés et à revisiter d’anciens travaux géologiques. Tout m’a conduit vers le cœur du désert saharien, où une réalité méconnue prend une dimension planétaire : le sous-sol de cette zone abrite l’une des plus grandes réserves d’eau fossile au monde. Et selon plusieurs experts que j’ai rencontrés en France, cette richesse souterraine pourrait devenir un facteur de basculement mondial, tant sur le plan géopolitique qu’environnemental.
Le système aquifère invisible du Sahara
Le Sahara, souvent perçu comme un désert de roches et de sable, dissimule sous sa surface des nappes d’eau colossales, connues sous le nom de Système Aquifère du Sahara Septentrional (SASS). Ce réservoir géologique est estimé entre 50 000 et 100 000 milliards de mètres cubes d’eau, selon les données du Ministère français de la transition écologique. Convertie en tonnes, cette masse hydrique dépasse allègrement les 70 milliards — à condition de tenir compte de la densité de l’eau douce et de la masse totale piégée dans les porosités des roches sédimentaires.
Cette réserve, essentiellement non renouvelable, s’étend sur plus d’un million de kilomètres carrés, partagée entre trois pays : l’Algérie en détient 70 %, la Libye 20 % et la Tunisie 10 %. Depuis les années 1980, ces pays ont mis en place des ententes pour sa gestion, mais sans cadre juridiquement contraignant. C’est bien ce flou diplomatique qui inquiète aujourd’hui plusieurs experts géologues français, contactés pour étudier l’accélération de son exploitation.

Une alerte des géologues français
En mars dernier, lors d’un colloque à Montpellier sur l’hydrogéologie du Grand Sud, j’ai discuté longuement avec Yann Colin, géologue au CNRS. Pendant notre échange, il s’est montré frontal :
« Nous avons là une masse d’eau fossile équivalente à plusieurs siècles de consommation humaine intensive. Ça aurait pu être une bénédiction, mais si les extractions se poursuivent au rythme actuel, on risque de faire sauter la fragile stabilité hydraulique de tout le Maghreb. »
Ce que dénonce Colin, c’est le déséquilibre croissant entre le prélèvement annuel — plus de 2,5 milliards de mètres cubes, selon un rapport du GWP-Med — et le renouvellement naturel quasi inexistant dans cette zone aride. En d’autres termes, on épuise la nappe comme on viderait un réservoir sans fond.
Des risques locaux aux conséquences globales
La raréfaction potentielle de cette ressource soulève plusieurs questions :
- rareté de l’eau pour les oasis et l’agriculture saharienne ;
- accroissement des tensions géopolitiques entre États riverains ;
- déplacement forcé des populations dépendantes de cette eau ;
- salinisation des sols due à l’intrusion d’eaux saumâtres ;
- amplification du stress hydrique régional dans un contexte de réchauffement climatique.
L’eau saharienne n’est pas toujours douce. Très souvent, elle est saumâtre et nécessite des procédés de dessalement énergivores. Selon une étude publiée par l’Université de Constantine, ce dessalement provoque une hausse d’émissions de gaz à effet de serre, compromettant les objectifs climatiques au niveau régional.
Une ressource qui cristallise les tensions
Dans une entrevue accordée au média Webmanager Center, un chercheur tunisien en hydrologie déplorait le manque de coopération transfrontalière : « L’Algérie fore à grande échelle sans coordination claire, ce qui pourrait provoquer une baisse irréversible de nos ressources dans dix à quinze ans. »
Le débat est relancé sur la nécessité d’imposer un moratoire partiel sur l’exploitation du SASS. Mais les tensions politiques entre les trois pays compliquent toute approche commune. L’absence de cadre juridique fort — la ratification par l’Algérie ne crée en réalité aucune obligation contraignante — laisse craindre une course effrénée aux puits souterrains.

Perspective d’autonomie ou dépendance imminente
Faut-il percevoir cette ressource comme un levier stratégique pour le développement ou comme un piège environnemental ? Certains gouvernements envisagent déjà de convertir cette nappe en moteur pour des agricultures intensives en climat aride. Le pari est risqué, car une fois l’eau extraite et utilisée, elle ne reviendra pas. Contrairement aux nappes phréatiques traditionnelles, le SASS est une couche fossile, vieille de dizaines de milliers d’années.
Ce dilemme rappelle celui du Sahara occidental, dont les ressources, trop souvent extraites sans retombées locales, alimentent une instabilité chronique. L’eau pourrait alors rejoindre la liste de ces trésors surexploités dans une des zones les plus volatiles du globe.
Tableau comparatif des flux
Critère | Valeur annuelle estimée |
---|---|
Prélèvement d’eau au SASS | 2,6 milliards de m³ |
Renouvellement annuel naturel | Moins de 1 milliard de m³ |
Taux de dessalement requis | Jusqu’à 70 % selon les zones |

Un basculement qui pourrait déjà être entamé
Je me suis souvent demandé au fil de mes recherches si ce basculement redouté par les scientifiques n’était pas déjà en train de se produire, à bas bruit. L’intensification des extractions, l’urbanisation en zone aride, la rareté du dialogue entre pays limitrophes… tous les signaux convergent. L’ombre d’un épuisement irréversible se profile, et avec elle, la reconfiguration de toute une région humaine et écologique autour d’un puits qui se vide.
Si l’Europe a désormais ses yeux tournés vers ses propres ressources stratégiques — à l’image du gigantesque gisement de phosphate récemment révélé en Norvège —, le Maghreb, lui, devra naviguer entre nécessité vitale et responsabilité collective. Une équation complexe, où l’eau, silencieuse et invisible, dictera bientôt ses propres lois.